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Par silivren le 12 Juin 2014 à 19:22
La cité des Nuages, d’où s’échappent encore des cris de rage et de douleur, disparaît lentement tandis que la Dragonne augmente le rythme de ses battements d’ailes. Il est trop tard pour se porter au secours des siens, trop tard pour tenter de sauver ceux qui seraient descendus dans la vallée. À huit cents mètres au-dessus des habitations, dissimulée au milieu d’une mer de nuages, la citée dragonne prend feu, attaquée par les sorcières.
La Dragonne descend de quelques mètres, à la recherche d’un courant aérien favorable. Ses longues griffes d’ivoire se resserrent sur le corps inanimé mais vivant d’un bébé dragon : son fils. Pour l’heure, les écailles d’un blanc immaculé du nouveau-né n’ont pas encore acquis cette étrange et formidable capacité de dissimulation propre à sa lignée, permettant aux écailles d’adopter la couleur des nuages et de s’y fondre, et qui n’apparaît qu’à l’adolescence.
La Dragonne, elle, arbore des écailles d’un gris clair virant lentement vers une teinte plus sombre, presque noire, orageuse. Ses yeux de foudre balaient l’océan de nuages qui l’entoure, s’attardant quelques instants sur la lune, pleine et impassible en cette nuit sanglante. Au loin retentit alors le hurlement de douleur d’un de ses semblables. La Dragonne bat plus vite des ailes et s’élève au-dessus de tous les nuages, inquiète à l’idée qu’une sorcière ne la rattrape.
Ses pensées se reportent sur sa cité, et elle resserre ses griffes sur son fils. Après plusieurs centaines d’années d’existence, quelques heures auront suffi pour rayer de la carte la mythique cité, et il est sûr que cet évènement, presque inconnu des hommes, ne restera pas dans les mémoires. D’ici quelques mois, quelques années tout au plus, il n’en restera aucun souvenir.
La blessure à son flanc, causée par l’une de ces maudites sorcières, lui procure une importante et constante douleur. Pourtant, la Dragonne n’a pas le choix, elle doit voler encore, emmener son fils dans un lieu où il sera en sécurité, dans un lieu où il pourra attendre le bon moment, celui de sa vengeance.
Pourquoi avoir attaqué la cité ? La Dragonne pense le savoir, et cela lui laisse un goût amer. En ce monde, la puissance, le pouvoir et la sagesse sont détenus par des êtres surnaturels que les hommes hésitent à nommer, qu’ils prennent pour des mythes et des légendes venus de civilisations superstitieuses. Depuis toujours, les Dragons sont détenteurs de puissance et de sagesse, et d’aussi loin que remonte les archives de la Grande Bibliothèque de la cité, les Dragons et les Sorcières ont toujours été ennemis. Malgré cela, jamais encore l’un des camps n’avait commis d’acte aussi abominable que l’attaque et la destruction pure et simple de l’une des cités. D’autant que la cité des Nuages n’était pas une cité, il s’agissait de la cité.
La Dragonne reporte son attention sur son dragonneau et se questionne : À quoi ressemblerait-il en humain ? Elle ne le saura sans doute jamais, cette capacité de transformation aussi étrange qu’instinctive ne se manifestant elle aussi qu’à l’adolescence.
Cette transformation si utile qui sait faire d’elle une belle jeune femme fera-t-elle de son fils un jeune homme au physique agréable ? Elle aimerait bien le savoir.
Elle soupire et cela lui arrache un gémissement de douleur. Sa plaie la fait souffrir le martyr. Heureusement, elle l’aperçoit enfin, cette montagne, là-bas à l’est, et derrière, la forêt qu’elle cherche. Elle y est presque.
Quelques minutes plus tard, elle replie ses ailes contre son corps et amorce la descente rapidement, traversant les nuages et plongeant vers l’immensité de verdure. Elle atterrit avec peine dans une clairière et dépose doucement son fils encore endormi devant elle. Elle le contemple un moment, lui, le dernier survivant de la prestigieuse lignée des Hommes-Dragons, résultat d’une alliance magique entre ces deux peuples pourtant opposés.
Nul humain n’avait jamais su la vérité sur ces gens étranges, d’une rare et étonnante beauté, qui semblaient ne jamais vieillir et que l’on voyait parfois traverser les villes et les villages sans jamais se mêler aux habitants.
Après tout, quel être surnaturel aurait souhaité sympathiser avec ces hommes terre-à-terre, à l’esprit étroit et à l’intelligence si limitée ? Ces hommes à la vie éphémère comparée à la leur, aux capacités inexistantes, à la sagesse impossible, comme si elle avait désertée leur conscience, et au savoir disparu, évaporé lui aussi.
Seule l’apparence des humains leur est utile, car elle a toujours permis aux Dragons de tromper leurs ennemis, et d’apaiser les soupçons des villageois dont les troupeaux disparaissaient.
La Dragonne relève la tête et observe la lune, encore haute dans le ciel étoilé.
Maudites Sorcières. Quels sortilèges ont-elles utilisés pour renforcer leurs pouvoirs depuis leur dernier affrontement ? Quelles sont ces étranges baguettes cracheuses de feu, ces costumes si étranges et affreux, aux capacités magiques inconnues ?
« Ce sont des humaines. »
Cette pensée, aussi véridique que méprisante, la frappe soudain. Oui, après tout, les Sorcières sont avant tout humaines, elles ont donc hérité des humains tous ces défauts que leur trouvent les Dragons. Parmi ceux-ci, et pas des moindres, cette habitude de tout mettre en œuvre pour remporter un combat, que le moyen soit ou non loyal. Perdre dans la dignité leur semble impossible, eux que seule la victoire intéresse. Bien sûr, ce serait mentir que de nier que les Dragons n’ont pas eux aussi des défauts, que d’affirmer qu’ils ont toujours su garder la tête haute et n’ont jamais commis d’erreur. Bien sûr.
Un assaut de douleur la frappe au flanc, lui faisant pousser un cri. Il ne lui reste plus beaucoup de temps. La seule solution pour que sa race ne s’éteigne pas pour de bon est de protéger son bébé et de le cacher, en attendant que l’heure de renouveler l’alliance vienne. Elle pourrait peut-être ne jamais venir, mais la Dragonne l’espère.
Elle rassemble ses forces et invoque la puissante magie de son peuple. Un fort vent se lève, tournoyant autour des deux créatures. La Dragonne ne quitte pas son fils des yeux, à mesure qu’elle répète le sortilège, comme possédée. Alors qu’elle arrive à la moitié de l’incantation, ses écailles commencent à s’arracher une à une et se changent en poussière. Bientôt suivent la peau, la chair, tandis qu’une brume à l’aspect étrange, presque féerique, se répand autour de la forêt toute entière.
La Dragonne se penche doucement vers son fils et lui effleure le front. Puis, utilisant les dernières secondes qui lui restent, elle se dresse de toute sa hauteur et, achevant dans le même temps l’incantation, elle pousse une longue plainte qui se répercute contre les montagnes avoisinantes et retentit longuement dans la nuit.
Quelques secondes de plus, et elle tombe en poussière.
La lune, seule spectatrice de cette étrange cérémonie, ignore qu’il s’agit là d’un puissant sort de protection, qui empêchera quiconque de pénétrer le domaine s’étendant de la montagne à la clairière, et même au-delà, jusqu’à la lisière de la forêt. De même, elle ne peut imaginer qu’il permettra au dragonneau, quand le temps sera venu, de sortir, d’aller à la rencontre des humains, et de créer une nouvelle alliance. À ce moment là, les Dragons pourront de nouveau régner sur les cieux, rebâtir la cité et se débarrasser des Sorcières une fois pour toutes.
Une légère brise se lève, recouvrant de poussière le dragonneau, qui remue légèrement. Il ignore lui aussi, pour le moment, que bien des saisons vont s’écouler avant que ne vienne l’Heure, effaçant de la mémoire des hommes jusqu’au souvenir des légendes de son peuple. Il ignore que, lorsque le temps sera venu pour lui de quitter cet endroit protégé par la magie, son ciel sera occupé, qu’il lui faudra le récupérer, reprendre son territoire à ceux qui le lui ont volé.
Pour le moment, il dort paisiblement, sans se douter de ce qui l’attend, avec un souvenir confus de ce qui lui est arrivé.
Il attend.Jusqu’à l’heure de la renaissance...
Auteur inconnu
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